L’œuvre fatidique

 

 

Lecture de vacances.

 

Après avoir lu "Les oiseaux de la tempête qui s'annonce" de Lola Lafon dont je devrais vous parler ici, on me met ce pavé dans les mains. Je ne sais pas ce que je vais lire, je me dis "un prix Pulitzer pourquoi pas..."

 

Sans en avoir l'air, sous couvert d'un polar ou du parcours initiatique d'un jeune orphelin souvent camé, Donna Tartt donne sa version de l'ambivalence du monde, un monde où "la ligne entre bon et mauvais est souvent trompeuse. Les deux ne sont jamais déconnectés. L'un ne peut pas exister sans l'autre". Un monde où tout finit, où tout se termine par la catastrophe de la mort, mais où même si les dés sont pipés, il est peut-être possible de jouer avec une sorte de joie. Et de puiser cette joie dans l'art.

 

 

Extraits - Le chardonneret, roman de Donna Tartt

 

 

« Copie d’artiste, a expliqué Hobie. Le Manet aussi. Rien de spécial mais (il a croisé les mains sur la table) ces tableaux représentaient une grande partie de son enfance, la plus heureuse, avant qu’il tombe malade… enfant unique, chouchouté et gâté par les domestiques… figues, mandarines et fleurs de jasmin sur le balcon… Il parlait arabe, ainsi que français, tu le savais n’est-ce pas ? Et… (Hobie a fermement croisé les bras et tapoté ses lèvres avec son index) il avait pour habitude de raconter comment, les grands tableaux, il est possible de les connaître en profondeur, de presque les habiter, même par le biais des copies. Il y a chez Proust un passage célèbre où Odette ouvre la porte avec un rhume, elle boude, ses cheveux sont défaits, pas peignés, sa peau est tachetée et Swann, qui ne s’est jamais soucié d’elle jusque-là, en tombe amoureux parce qu’elle ressemble alors à un Boticelli, une fille sur une fresque légèrement endommagée. Que Proust lui-même ne connaissait que d’après une reproduction. Il n’avait jamais vu l’original, qui est dans la chapelle Sixtine. Mais malgré tout, le roman entier tourne en quelque sorte autour de ce moment. Les défauts font partie de l’attirance, les joues brouillées du tableau. Même au traves d’une copie, Proust était capable de re-rêver cette image, de remodeler la réalité avec elle, d’offrir quelque chose au monde qui lui soit tout personnel. Parce que… la ligne de beauté est la ligne de beauté. Peu importe qu’elle soit passée cent fois à la photocopieuse. »

 

 

(…)

 

 

« Et (il s’était levé pour faire du café) je suppose que c’est indigne de passer sa vie à tant se préoccuper d’objets

-       Qui a dit ça ?

-       Eh bien (il s’est détourné de la gazinière) ca n’est pas comme si nous dirigions un hôpital pour enfants malades là en bas, disons-le comme cela. Quelle noblesse y a-t-il à rafistoler un tas de vieilles tables et de vieilles chaises ? Il est fort possible que ce soit corrosif pour l’âme. J’ai vu trop de successions pour l’ignorer. L’idolâtrie ! trop se soucier des objets peut vous tuer. Si ce n’est que, si vous vous souciez suffisamment d’une chose, elle prend vie, non ? Et n’est-ce pas leur but, quand elles sont belles, de vous relier à une beauté supérieure ? Ces premières images qui font s’ouvrir votre cœur en grand et que vous passez le restant de vos jours à pourchasser, ou à essayer de retrouver, d’une façon ou d’une autre ? Parce que réparer les vieilles choses, les préserver, s’en occuper, en un sens, il n’y a pas de raisons rationnelles pour le faire.

-       Il n’y a pas de « raisons rationnelles » pour quoi que ce soit qui compte pour moi.

-       Eh bien, non, moi non plus, a-t-il répondu sur un ton posé. Mais (jetant un œil de myope dans la cafetière et y ajoutant des cuillerées de café moulu) désolé de divaguer, mais vu d’ici, de là où je suis, cela ressemble un peu à une dose de drogue, non ?

-       Quoi donc ?Il a ri. « Que dire ? Les grands tableaux… les gens se précipitent pour les voir, ils attirent les foules, ils sont reproduits ad nauseam sur des mugs, des tapis de souris et que sais-je encore. Tu peux passer une vie à aller au musée de manière tout à fait sincère, déambuler partout en profitant de chaque seconde, je me compte parmi ceux-là, après quoi tu vas déjeuner. Mais (il est revenu vers la table pour s’y rasseoir) si un tableau se fraie vraiment un chemin jusqu’à ton cœur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas « oh j’adore cette œuvre parce qu’elle est universelle », « j’adore cette œuvre parce qu’elle parle à toute l’humanité ». Ce n’est pas la raison qui fait aimer une œuvre d’art. C’est plutôt un chuchotement secret provenant d’une ruelle. Psst, toi. Hé gamin. Oui toi. »

Un bout du doigt qui glisse sur la photo fanée – le toucher du conservateur, un toucher sans toucher, un espace de la taille d’une hostie entre la surface et son index. « Un choc cardiaque individuel. Ton rêve, celui de Welty, celui de Vermeer. Tu vois un tableau, j’en vois un autre, le livre d’art le place encore à un autre niveau, la dame qui achète la carte à la boutique du musée voit encore tout à fait autre chose, et je ne te parle pas des gens séparés de nous par le temps, quatre cents ans avant nous, quatre cents ans après notre disparition, cela ne frappera jamais quelqu’un de la même manière, pour la grande majorité des gens, cela ne les frappera jamais en profondeur du tout, mais un vraiment grand tableau est assez fluide pour se frayer un chemin dans l’esprit et le cœur sous toutes sortes d’angles différents, selon des modes uniques et particuliers. A toi, à toi. J’ai été peint pour toi. Et… oh je ne sais pas, arrête moi si je radote (il s’est passé la main sur le front) mais Welty lui-même parlait d’objets fatidiques. Chaque marchand d’art et chaque antiquaire les reconnaissent. Ce sont ces objets qui apparaissent et réapparaissent. Pour quelqu’un qui ne serait pas marchand d’art, il ne s’agira peut-être pas d’un objet. Cela peut être une ville, une couleur, une heure de la journée. Le clou sur lequel ta destinée est susceptible de s’accrocher et de se déchirer.

 

 

Le chardonneret, roman de Donna Tartt

Editions Plon

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