Continuer à faire l'amour sur le champ de bataille.

Comme les magazines féminins où j'attaque par l'horoscope, j'ai commencé à l'envers. Commencer à découvrir l'oeuvre de Salman Rushdie par Joseph Anton, son autobiographie et son dernier livre publié alors que Les versets sataniques, Les enfants de minuit, Le dernier jour du Maure...

Savoir qui est l'auteur d'un roman avant de le lire, savoir où il habite, qui sont ses amis, s'il est heureux, généralement je m'en fiche. Je me livre à l'histoire.

Mais maintenant je connais un peu Salman Rushdie, ou du moins ce qu'il livre de lui dans son autobiographie, le récit de 13 ans de vie cachée sous l'ombre de la fatwa que des extrémistes musulmans ont lancé contre lui pour avoir commis un seul forfait : un livre. La menance aurait pu l'empêcher de vivre mais, entouré de ses amis, il s'est battu contre le monde et les ombres pour la liberté, de penser, d'aller au cinéma, d'écrire, de publier, d'aller chercher son fils à l'école, de voyager, de rentrer dans son Inde natale.

Voici des extraits des dernières pages du livre. Il y fait allusion au 11 septembre mais ses propos son toujours d'actualité, le monde n'a pas encore changé.

 

"Si l’art du roman révelait une chose, c’est que la nature humaine était la grande constante dans toute les cultures, dans tous les pays, à toutes les époques, et que, comme l’avait dit Héraclite il y a deux mille ans, l’ethos d’un homme, sa façon d’être au monde, était son daimon, le principe qui guidait sa vie et lui donnait forme, ou pour dire les choses de manière plus simple et plus concise, que le caractère était le destin. Il était difficile de se cramponner à cette idée alors que la fumée de la mort flottait encore dans le ciel au dessus de Ground Zero, et que le meurtre de milliers d’hommes et de femmes dont le caractère n’avait pas déterminé le destin était présent à tous les esprits. Cela n’avait servi à rien qu’il aient travaillé dur, qu’ils aient été des amis généreux, des parents affectueux ou de grand romantiques, les avions ne s’étaient pas souciés de leur ethos ; et oui, aujourd’hui, le terrorisme pouvait incarner le destin, nos vies n’étaient plus entièrement sous notre contrôle ; mais il fallait continuer à insister sur notre nature souveraine, peut-être plus que jamais, face à l’horreur, il était important d’affirmer la responsabilité humaine individuelle, de dire que les meurtriers étaient moralement responsables de leur crime et que ni leur foi ni leur colère contre l’Amérique ne pouvait constituer une excuse ; il était important, à une époque d’idéologie enflée et gargantuesque de ne pas oublier l’échelle humaine, de continuer à insister sur notre humanité essentielle, de continuer à faire l’amour, pour ainsi dire, sur le champ de bataille.

(…)

C’était là ce que savait la littérature, ce qu’elle avait toujours su. La littérature s’efforçait d’ouvrir l’Univers, d’augmenter, ne serait-ce que légèrement, la somme de ce que les êtres humaines étaient capables de percevoir, de comprendre, et donc, en définitive, d’être. La grande littérature s’aventurait aux frontières du connu et repoussait les limites du langage, de la forme, des possibilités pour que le monde se sente plus grand, plus vaste qu’auparavant. On était cependant à une époque où les hommes et les femmes étaient poussés vers des définitions plus étroites d’eux-mêmes, où ils étaient encouragés à revendiquer une seule identité, Serbes ou Croates, Israéliens ou Palestiniens, Hindous ou Musulmans ou Chrétiens ou Baha’i ou Juifs, et plus leur identité rétrécissait, plus le risque de conflit entre eux était grand. La vision qu’avait la littérature de la nature humaine encourageait la compréhension, la sympathie, l’identification avec des gens différents, mais le monde poussait les gens dans la direction opposée, vers l’étroitesse, la bigoterie, le tribalisme, l’esprit de culte et la guerre. Il y avait quantité de gens qui ne voulaient pas que l’Univers soit plus ouvert, qui souhaitaient en fait qu’il soit davantage refermé sur lui-même, et lorsque les artistes travaillaient sur les frontières pour tenter de les repousser, ils se heurtaient souvent à de puissantes forces qui leur résistaient. Et pourtant ils faisaient ce qu’ils avaient à faire, même au prix de leur bien-être et, parfois, au prix de leur vie.

Le poète Ovide fut exilé par Auguste dans un petit trou perdu de la mer Noire appelé Tomis. Il passa tout le reste de sa vie à supplier qu’on le laisse rentrer à Rome, mais la permission ne lui fut jamais accordée. La vie d’Ovide fut anéantie, mais sa poésie survécut à l’Empire romain. Le poète Mandelstam mourut dans un des camps staliniens, mais la poésie de Mandelstam survécut à l’Union Soviétique. Le poète Lorca fut assassiné en Espagne par les phalangistes du généralissime Franco, mais la poésie de Lorca survécut au régime tyrannique de Franco. L’art était fort, les artistes l’étaient mois. L’art pouvait, peut-être, se défendre tout seul. Les artistes avaient besoin d’être défendus.

(…)

C’était ce qu’il était en définitive, un raconteur d’histoires, un créateur de formes, un fabricant de choses qui n’existaient pas. Il serait sage de se retirer de ce monde de discussions et de polémiques pour se consacrer de nouveau à ce qu’il aimait le plus – l’art qui avait envahi son cœur, son intelligence et son esprit depuis qu’il était jeune homme – et retourner vivre dans l’univers d’il était une fois, de kan ma kan, il y avait ceci et il y avait cela, et entreprendre le voyage vers la vérité en voguant sur les eaux du faux-semblant."

 

 

Joseph Anton Une autobiographie, de Salman Rushdie

Editions Plon

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